CE QUE RÉSISTER VEUT DIRE (Partie 1)
Lyon, le 7 mai 2007
Pierre Cornu et Jean-Luc Mayaud,
enseignants d’histoire contemporaine des Universités
Le peuple souverain s’est prononcé : après une campagne longue et intense, dans une participation massive et à une majorité indiscutable, il a choisi, avec Nicolas Sarkozy, le candidat de la « liquidation » des héritages et des idéaux de l’humanisme social.
Nous sommes les liquidés : intellectuels de la « pensée unique de gauche», chercheurs qui ne trouvent jamais rien d’utile, «droits-de-l’hommistes » incorrigibles, oppresseurs de la fierté nationale, partisans des « fraudeurs » des « assistés » et, qui sait, peut-être complices de « terroristes ». Enfin démasqués, désavoués, désarmés. Et si l’on nous accorde le bénéfice de la sincérité,cruellement atteints par ce verdict.
Mais reconnaître la défaite de la pensée n’implique pas de renoncer à penser. Menacée dans les fondements même de son existence par l’avènement planétaire d’une société de marché négatrice de toute valeur autre que mesurable en monnaie, sommée d’accepter les règles d’une compétition sans merci pour la survie économique dans un contexte de rétrécissement dramatique des ressources de la planète, une majorité du peuple de ce pays s’est donnée à celui qui, au nom del’« efficacité », a choisi d’incarner la trahison de ses idéaux collectifs. Pis que cela, celui qui a érigé la trahison en idéal, ascèse collective vers une « vérité » retrouvée de la nation, enfin débarrassée de l’angoisse de la responsabilité morale et du souci d’autrui.
Ce pays de passion politique ne fait jamais rien à demi. C’est les yeux grands ouverts que la France majoritaire a choisi l’aveuglement ; c’est libre et consciente qu’elle a choisi l’aliénation, le reniement, la soumission. Rencontre d’une névrose individuelle et d’une névrose collective, dans la production d’une énergie morale désespérée et autodestructrice. Que faire, que dire face à un tel désastre ?
Clairement, les vieux mots d’ordre de l’humanisme ne sont plus de mise : dénoncer, éduquer, cultiver, nous l’avons fait, génération après génération, au pouvoir et dans l’opposition, en chaire et en livres, et c’est cette conception descendante des Lumières et de la morale civique qui se trouve aujourd’hui rejetée sans appel. Nos mots ne résonnent plus, ne vibrent plus dans les corps. Les prédicateurs et les camelots l’ont emporté sur les maîtres. L’économie du désir a subverti l’ordre symbolique ; la politique de la peur et de la haine a remplacé celle de la conscience et de la justice. On peut s’en désoler, il y a là un fait : l’humanisme et l’universalisme renaîtront dans l’expérience incarnée du jeu social et de la production du sens, ou il ne renaîtront pas.
Les recettes du pragmatisme politique, tout autant, sont épuisées : la candidate de la gauche, Ségolène Royal, a fait tous les compromis possibles avec l’ordre des choses, cela n’a pas suffi à faire accepter par une majorité l’idéal de responsabilité morale du corps civique dont elle se voulait porteuse, non plus qu’à défendre les derniers vestiges de l’universalisme révolutionnaire auxquels elle ne voulait pas renoncer. C’est, justement, pour les aider à oublier les promesses des Lumières et le goût du bonheur que les
citoyens se sont donné un chef impavide, lui-même en rupture d’héritage. Aller plus loin dans l’empathie avec le malade, ce serait se mettre au service de son mal.
Bien sûr, nous dira-t-on, il y a aussi la main tendue du nouveau pouvoir, généreuse, magnanime : renier ses «vieilles lunes», monter sur une estrade pour confesser ses péchés, et participer à la construction enthousiaste de la « France de demain ». Suivre le chemin du « réalisme », écouter enfin, avec une humilité que la gauche aurait oubliée, la supposée demande d’autorité et d’efficacité de la « majorité silencieuse ». Majorité qui, dans une assimilation de l’ordre moral aux lois biologiques, serait la gardienne des vertus propres de la nation, puisées tout d’abord dans l’ascèse de l’effort, du travail, de la discipline ; ensuite dans un ancrage à « la terre » qui, elle, et contrairement aux artifices de l’intellectualité, « ne ment pas ». Majorité qui, dans l’acceptation résignée de sa faiblesse face à la complexité et aux menaces de la mondialisation, en appellerait donc, après les faux espoirs de la libération du sujet, à la protection des puissants. Mais quel mépris de l’humanité, quelle morgue aristocratique ou cléricale faut-il ressentir pour adhérer à ces représentations archaïques et accepter de les manipuler à son profit ?
Nous refusons cette main tendue ; nous refusons la normalisation néo-conservatrice. Nous choisissons, aux côtés de tous ceux qui croient encore à la fécondité de l’idéal des Lumières et du contrat social, et au nom de tous ceux que l’on menace d’en être exclus ou qui le sont déjà, la voie de la résistance.
Celle-ci ne peut toutefois se concevoir dans la répétition, fut-elle généreuse et sincère, de gestes hérités. Que les historiens soient au moins utiles à cela : rejeter le fétichisme de l’histoire, et la vaine croyance en l’existence de « lois » et de « répétitions » – à la fois rassurantes et désespérantes. Nous ne sommes pas en 1940. Le 6 mai 2007 n’est pas un coup d’État. Pas non plus le produit d’une lutte des classes, victoire du pot de fer contre le pot de terre – même si la rupture du compromis historique entre le capital et le travail, incarné dans l’État social, a pesé lourd dans ce scrutin. C’est au vrai une crise sociale, culturelle et morale d’une ampleur et d’un genre nouveaux, une crise de civilisation de l’ensemble des sociétés post-industrielles qui, miroir inversé du siècle des Lumières, menace de nous plonger, au nom de la compétitivité, dans une logique mortifère de purification du corps social.
De fait, l’intelligibilité globale du projet historique des Lumières s’est évanouie dans la complexification des sciences, l’autonomisation des instances de pouvoir nationales, européennes et planétaires – qui peut encore prétendre en maîtriser les enjeux ? – et la perte de substance de l’éthique – simple instrument de légitimation de l’ordre des choses. Et c’est bien ce qui a permis, avec le passage de la révolution industrielle à la révolution technologique, la confiscation des outils de la puissance par une élite oublieuse du compromis social et politique de son avènement, et tentée de substituer à un contrat social et un État-providence bien trop contraignants pour elle une stratégie de manipulation médiatique et une gestion de la force de travail et des consommateurs par la peur économique. Dès lors, il est aisé de comprendre comment les démagogues, alliant maîtrise du capital financier, des firmes technologiques, de l’industrie du divertissement et de grands partis politiques, ont pu cyniquement convaincre le corps social de la responsabilité de la « gauche » ou de « Mai 68 » dans la destruction des formes anciennes de solidarité et de protection – la nation, la communauté, la famille –, générant une criminalisation de la misère et une suspicion généralisée entre dominés, artificiellement segmentés en groupes culturels ou ethniques. Et c’est aujourd’hui nous tous, sujets-objets schizophrènes de sociétés techniciennes dont nous sommes incapables de comprendre les lois et le devenir, qui sommes en danger d’anéantissement identitaire et moral, ennemis de nous-mêmes et d’autrui.
Dernière édition par le Sam 12 Mai 2007, 4:35 pm, édité 3 fois